XI, parce que ce n’en est que le commencement – Chapitre V

XI, parce que ce n’en est que le commencement – Chapitre V

« AMERICAN STANDARD  » affirme le panneau publicitaire © www.philippepataudcélérier.com

Une jeune femme flotte dans le ciel. Ses cheveux de jais enveloppent de longs bras alanguis. Des cuvettes salvatrices jaillissent avec une fraîcheur de récifs. La jeune femme a la grâce des succubes filant par les fenêtres. Ses lèvres sont retroussées jusqu’à l’extase de ceux qui ont trempé leurs doigts dans un coulis d’organes. « AMERICAN STANDARD » affirme le panneau publicitaire sous les yeux des Shanghaiens qui, l’été, viennent près des voies expresses avec leur transat, s’éventer à coups de masses d’air déplacées par les camions.

Un chien lève la patte.

Ce qu’elle préfère par-dessus tout ? « Compter les thermos alignés sur le trottoirFlâner sans but. Continuer d’être ce qu’on n’est plus comme une chaîne de montagnes file jusqu’à la mer. » 

Les coups de hachoirs modulent le bourdonnement des voitures. Deux femmes tranchent des concombres sur une planche en bois. Du lard dessale dans un baquet. La plupart des riverains cuisinent à l’extérieur des maisons. Les intérieurs sont étroits, humides et froids et le bois de mauvaise qualité se consume en fumant. Dans les années 1950, un haut dignitaire du Parti déplia une carte et traça un trait. Les logements situés en deçà de la ligne bleue seront construits sans chauffage. Le trait passa juste au-dessus de Shanghai.

Ce qu’elle ne ferait pas à Shanghai ?

Elle se le demande souvent. Elle aime bien s’asseoir près des petits fourneaux à bois, sentir l’odeur sucrée des patates douces dans les braseros, souffler sur les feuilles de thé flottant dans les tasses, parler de rien « sauf des petites choses pour en tirer de plus grandes encore. »

Une femme retire précipitamment une paire de caleçons qui était en train de sécher. Un jet d’eau frappe violemment le muret qui court le long de la Suzhou He.  Un homme surgit  en se reculottant. C’est la police fluviale. Elle nettoie les abords de la rive avec un puissant canon à eau.

« Signe que des investisseurs vont arriver bientôt ».

Elle fredonne : « Si j’avais su comme la marée est fidèle, j’aurais épousé un joueur de vagues… (1) ».  «Autrefois les gens se baignaient, se noyaient, noyaient aussi parfois. La politique de l’enfant unique, l’infanticide du second enfant pratiqué moins dans les campagnes que dans les villes où il était quasi impossible d’élever deux enfants sans se faire dénoncer. »

Un jour elle courut avec d’autres enfants pour voir passer du pont une étrange prise tirée par le filet d’une navette militaire. « Le noyé avait des bras immenses, couverts de grappes de lotus ; les bras généreux de ceux qui ne peuvent plus les refermer… » Elle se tait, s’interroge à demi-mot, me fixe sans me voir: « Pourquoi supporte t-on mieux l’idée que l’odeur de la mort ? Parce que nos sens nous racontent pas d’histoires ? »

Une fois de plus elle revient sur ce qui enfant…. © www.philippepataudcélérier.com

Une fois de plus, elle revient sur ce qui enfant la fascinait: voler des pastèques sur le pont des péniches. Courir dans les feuilles rouges des érables, longer les étals envahis par les crabes de novembre. Faire tomber les piles de pamplemousses dans le dos des marchands hurlant: « Youzi ! Youzi ! Pamplemousse ! Pamplemousse ! »Elle rit d’une façon enfantine. Mais ce qu’elle préférait par-dessus tout c’était guetter le retour des chasseurs juste avant l’hiver. Des Hui du Gansu. « Je les suivais pour mettre ma main dans la gueule grande ouverte des peaux de loups qui pendaient derrière eux. Je croyais que le dos des chasseurs allait s’ouvrir comme les portes des temples quand on secoue les battants en tête de tigre (2). Mais rien non jamais rien ne se passait. Alors je fermais les yeux très forts pour faire le noir; ce noir qui appelle les histoires. »

Une lumière jaune tombe du plafonnier… © www.philippepataudcélérier.com

Un camion benne remplit d’ordures nous dépasse en trombe. Il s’arrête une centaine de mètres plus loin, se positionne perpendiculaire à la rivière. Nous le rattrapons. Une femme est à la manœuvre. Plastiques et papiers tourbillonnent autour de nous. La benne du camion se dresse au-dessus d’une péniche. Le soleil semble gêner la conductrice car elle passe soudain la tête par la portière après avoir retiré ses lunettes de soleil. Ses lèvres sont rouges, ses sourcils habilement dessinés ; une fugue au bistre dans le coin du regard. Le moteur ronfle, les tôles vibrent, la jeune femme chante. Elle sourit.

Les ordures glissent dans la cale en dégageant d’épouvantables effluves. Puis elle redémarre, coude à la portière non sans nous adresser un petit signe amical. « Nous la reverrons me dit Xi. Le monde est si petit, si petit ». Nous saluons quelques habitants accroupis  autour d’un feu. Ils grignotent des graines de sésame qu’ils piochent dans un bol qu’ils nous tendent aussitôtPuis sans transition, elle me dit : Connais-tu les mains d’or de Bouddha ? ».  « C’est un fruit jaune qu’on trouve dans le Zhejiang au sud de Shanghai.  A chaque saison un vieil homme en apportait dans notre quartier. Il agitait ses mains en hurlant : « Jin fo shou ! Jin fo shou ! Les mains d’or de Bouddha ! » Nous nous précipitions dans la rue pour toucher ses fruits. Et puis un jour, une saison, le marchand n’est pas revenu.  On a dit qu’il était parti travailler dans les champs ! Que les mains de Bouddha étaient allées aider les bras des communistes ! On a dit un tas de choses. Mais on ne l’a jamais revu. Jamais ».

L’une des personnes, un homme d’une quarantaine d’années, soudain se lève et nous tend un verre d’alcool. « Goûtez ! Oui je sais ! Pas terrible pour un étranger. Mais ça non plus ! Venez voir ! »  Il insiste, c’est à deux pas. Il veut nous montrer, me montrer, à moi l’étranger « comment vivent ici la plupart des Chinois ! » La pièce fait à peine cinq mètres carrés. Une lumière jaune tombe du plafonnier. Il n’y a aucun meuble, seulement des cartons, une valise et des vêtements pliés en deux tas sur deux petits lits superposés. « Quarante ans que j’habite ici avec ma femme ».

L’unique fenêtre est tapissée de journaux et de radiographies. Sur l’une d’elles, on suit le pointillé phosphorescent des vertèbres qui déploient à hauteur de la cage thoracique une frondaison aussi harmonieuse que deux mains d’étrangleur. Il rit. « Mes bronches prises en radio ! Faut bien filtrer l’air pourri du dehors ! Dans moins de six mois, le quartier sera entièrement détruit. Quarante ans à la trappe ! Demain tout sera rasé ! Pour des raisons d’hygiène, de confort, on nous dit ! Conneries ! Nous ne pouvons même plus nous faire bouillir de l’eau ! Salauds ! Venez voir comment ils investissent pour la cause du Peuple! » A l’arrière de sa maison s’élève une immense façade en contreplaquée flambant neuve. Peut-être vingt mètres de long et deux de haut sur lesquels ont été dessinés des colonnes antiques sommées de chapiteaux corinthiens. Une frise exubérante mêle fleurs de lotus, palmettes, feuilles d’acanthe et quelques notes de musiques portées par les rayons ardents d’un soleil écarlate. « Ils ont mis trois jours pour faire toutes ces conneries ! Cacher nos maisons pour mieux vendre leurs mètres carrés! Le pire c’est qu’ils se sont trompés de côté. Les motifs devaient servir de cadre à l’orchestre qui doit accompagner l’inauguration des deux tours que vous voyez là-bas ! C’est pour la semaine prochaine parait-il ! »

Deux masses de béton se vautrent au loin.

« Oui, elles sont loin d’être finies. Mais les investisseurs ont besoin d’argent pour continuer à en gagner! Les acheteurs ont 30% de réduction s’ils achètent maintenant ! Et nous ? Nous avons quitté nos villages pour migrer dans les villes. Dans chaque village, on répétait de maison en maison : que celui qui part le dernier n’oublie pas d’éteindre la lumière ! On peut revenir un jour. Aujourd’hui on dit à chacun de ne pas oublier de prendre une pierre car cette fois on ne reviendra pas ! Regarde ! » Il fouille sa poche, sort une photo puis un briquet. La flamme montre un homme assis sur une chaise, la figure bouffie par les coups, le regard fuyant, un jour dans une porte fracturée et le dos meurtri; une épine dorsale avec une régularité de corde à nœuds. « Voilà quand on refuse de quitter sa maison. C’est arrivé la semaine dernière à deux pas d’ici. Maintenant on prend des photos pour témoigner. Mais on ne sait pas trop pour qui. On ne voit jamais d’étrangers. Quant aux journalistes, les seuls qui viennent sont du Parti. Vous voyez ces arbres là-bas avec une corde enroulée sur le tronc. C’est pour les maintenir à une bonne humidité pendant leur croissance qu’on nous dit mais pour les hommes qu’on déracine la corde est autour du cou mais là on ne dit rien ! »

De puissants projecteurs…. © www.philippepataudcélérier.com

La nuit est définitivement tombée. Des puissants projecteurs balisent les chantiers scandés par les éclairs des lampes à souder. Le point du jour tient sans relâche, les coqs crèvent d’épuisement. « Pour être aussi fortes, ces lumières contiennent à coups sûrs leur propre obscurité. Proverbe chinois me dit-elle.Viens prenons l’escalier, allons sur le pont…». 

Les phares des voitures rougeoient avec cette densité de braises qui deviennent cendres au petit matin. « Tianmu lu me dit-elle, la grande artère du quartier. Là-bas cette petite rue obscure dans laquelle s’engouffrent les taxis, c’est Changan lu ! L’une des rares rues encore vivantes du quartier ».

Quelques filles vont et viennent sur le pont, heurtent les dalles mal jointées à coups de talons émoussés; font jaillir des genoux lustrés par le froid, la pluie, l’ennui dans l’attente de ces sexes aux allures de gibets. Xi me dit sentir une « force minérale sous des os pressants ». Elle veut me parler de « toutes ces choses auxquelles elle croit et qui finissent par arriver. Connais-tu Hangzhou ? » Et sans attendre de réponse, comme souvent, elle poursuit aussitôt : « Une ville d’eau haïssable comme toutes les villes d’eau avec ces « talking bar où les filles doivent converser avec les clients en jouant au shuaizi. Cinq dés qu’on remue dans un cornet, qu’on agite au-dessus de sa tête en se déhanchant. Jeu de dés et de vertèbres qu’on retourne en claquant sur le bar. Compter ! Dix doigts tiennent sur une main. Une, deux paires de trois ! Bluffer dix fois entre deux gorgées de bière. Boire, faire boire jusqu’à plus saoul, jusqu’à grande soif de vous ! » Ses femmes, elle les aime comme « ces murs qui nous mettent au pied de nous-mêmes. Pas comme ces villes d’eau avec ces joies plates comme des plans d’eau, sans rives, sans vagues, presque sans peau. Je hais ces journées, ces bonheurs à tiroirs qui ne veulent jamais s’ouvrir ni se fermer, ne pincent ni le cœur, ni les doigts ! »

Une sirène retentit, rapidement secondée par une autre. Elle me montre sur l’eau tous ces ronds miroitants dans le reflet des réverbères. L’arête de son nez perce la flaque noire des orbites. J’entends sa respiration. Et puis tout à coup, dans le projecteur d’une péniche éclairant le mur opposé, à l’endroit précis où la rivière effectue un coude, un caractère chaulé apparaît dans un cercle immense, d’une blancheur de Grande Éclaire, cette herbacée dont le suc laiteux passe pour guérir les verrues (3).

« CHAI ! »

« Chai ! A détruire ! Oui détruire ! » dit-t-elle… © ppc

« Détruire ! Oui détruire ! » dit-t-elle. (4) »

et puis….

«  Est-ce bien là que tu habites ? Là haut, tout là haut…  La terre est carrée et le ciel est rond. Il existe des espaces que le ciel ne couvre pas. Regarde, tu habites au vingtième d’un immeuble de seulement dix-huit étages.  Un Ouïgour tourne des brochettes de mouton, l’oreille collée à la viande comme on cherche une  fréquence de radio entre deux grésillements. : « Et moi, maintenant ? Où aller ? »

Une odeur pestilentielle se répand soudain. Elle vient d’un fut dégoulinant cahotant sur une charrette tirée par deux paysans. Un os flotte à la surface de cette fange ocre. Ballotté d’un bord à l’autre il porte, comme soutenu par la grâce, l’éclat de sa blancheur dans le bouillon épais. La porosité de l’un, la densité de l’autre alimentent pareillement les cochons. Et puis l’os, tout d’un coup, s’est dressé. Un clapotis, les roues ont filé dans un trou. L’os a capoté, coulé d’un trait. La masse a tout englouti, gobé, tout emporté. Il a suffi d’une ornière et d’un remous glouton.

«  Mais où aller maintenant ? Il est si simple de repartir vers l’ouest… de remonter lentement vers Guangfu lu, Bei Suzhou lu…. de commencer par revenir à l’endroit même où nous étions. Retomber sur nos pas, repasser sur nos tombes. »

Notes : 

(1) Li I (748-827). Traduction de François Cheng. (2) Représenté sous la forme d’une tête de tigre, le Bi’an, l’un des neuf fils du dragon, orne les battants de porte des temples. (3) XIIe ; de éclairer, parce qu’on tirait de cette plante un collyre. (4) L’écriture chinoise est idéographique. Elle rend l’idée du mot. Ces idées sont déterminées par des clefs, appelées aussi radicaux. Elles ont été portées au nombre de 227 aujourd’hui. Ces sémantèmes sont des clefs de lecture qui vont orienter le sens du signe phonétique du caractère qui suit. Comme on recense environ 40 000 caractères, il faut souvent pour les déchiffrer, découvrir d’abord la clef qui le compose. La clef de la main précédant le caractère de la hache compose ainsi le mot « chai » : détruire.

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